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Brian Melow franchit la porte tournante et se trouva dans le hall qui pullulait de Japonais et d’hommes en costume gris fer en pure laine peignée. Il songea un instant qu’ils avaient tous l’air de faire partie du F. B. I., tout en sachant qu’il portait le même. C’était par paresse simplement. Claude lui avait appris à s’habiller autrement, mais, depuis qu’elle n’était plus là, il avait replongé dans l’uniforme. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus mis le blouson de Londres. Elle l’avait forcé à l’acheter dans une boutique invraisemblable de Mayfair, elle le lui avait fait essayer, avait exigé une retouche, et il n’avait jamais porté un vêtement avec plus de plaisir. Claude était ainsi, elle avait eu le chic pour le faire devenir autre qu’il n’était. Depuis qu’elle avait disparu de sa vie, il redevenait lui-même : un P. -D. G. grisâtre dont les serveurs s’approchaient avec respect et c’était tout.

Il prit la clef et monta dans l’ascenseur.

La chambre était immense et anonyme : bar et télévision, des lithos passe-partout sur les murs blancs. Jamais il n’était venu ici avec elle. D’ailleurs, il n’était pas descendu une seule fois, au cours des voyages de ces derniers mois, dans un hôtel où ils étaient allés ensemble. Elle les choisissait et c’était toujours un mystère pour lui de savoir comment elle s’y prenait pour les découvrir. Ici, à Genève, ils se rendaient toujours de l’autre côté du lac, dans un établissement à colonnades. Les pendeloques des lustres tintaient au-dessus de leur tête, et le patron, un vieux monsieur qui ne quittait jamais le frac, leur souriait toujours. Tout le monde souriait à Claude, elle avait le don, cela faisait partie du miracle.

Il regarda sa montre. Huit heures. Le soir tombait déjà, et, par la baie vitrée, il pouvait voir la ville s’éclairer. Il n’avait rien mangé à midi. Après le cocktail, il n’avait pas voulu suivre les autres et avait examiné les derniers détails des dossiers, à l’écart, dans le fumoir. Pourtant, il n’avait pas faim. Il ne supportait pas l’idée de descendre dans la salle à manger, cela faisait trop partie de leurs rites. Pendant ces voyages, il la retrouvait au bar, elle avait des paquets autour d’elle, les derniers achats, ils buvaient un verre ou deux, elle remontait quatre à quatre, il la plaisantait sur sa spécialité de douches éclair, et elle redescendait, lumineuse, avec une robe inconnue qu’il préférait toujours à la précédente, ils dînaient longuement, elle se goinfrait de pâtisseries en lui posant des questions sur sa journée, ils remontaient et ils faisaient l’amour.

Brian se leva, alluma la télévision, la referma et décrocha le téléphone. Il commanda un repas rapide et s’accrocha à l’idée qu’il lui restait du travail. Pas vraiment, d’ailleurs. Tout était au point et l’accord avec les Allemands était pratiquement conclu, mais on pouvait toujours fignoler. Cela fait des mois que je fignole. Fignoler ou mourir. Non, pas mourir, mourir d’ennui et c’était peut-être pire.

Pourquoi ne l’ai-je pas épousée ?

Depuis le drame, il s’était demandé souvent pourquoi l’idée ne lui en était jamais vraiment venue. Les hommes divorcent, pourquoi pas lui ? Cela n’aurait même pas fait de drame, Pat aurait tenu le choc…

Il se leva pour aller ouvrir au garçon d’étage qui apportait le plateau. Il dut éclairer pour qu’il pût le poser sur la table, et il s’aperçut qu’il était resté longtemps dans la pénombre. Il commença à manger en regardant la ville qui s’allumait.

Pourquoi son absence revêtait-elle pour lui une si grande importance ? Qui était-elle ? Claude Zarka, interprète. Elle avait traduit des livres pour des maisons d’éditions, puis avait fait de la simultanée à la télévision. Elle changeait souvent, travaillait pour des multinationales : une vie d’aéroports et de congrès. C’était au cours de l’un d’eux qu’il l’avait rencontrée, d’ailleurs, à Amsterdam. Rien n’était plus banal. Ce qui l’avait étonné, c’est qu’elle n’était la maîtresse d’aucun de ces types avec lesquels elle travaillait. Pourquoi était-elle devenue la sienne ?

Il repoussa le steak trop cuit et s’approcha de la vitre. Il faisait nuit à présent. Tu vieillis, Brian, tu poses des questions dont tu connais la réponse : si elle a couché avec toi, si vous avez vécu tout ce temps ensemble, c’est qu’elle t’aimait et voilà tout. Elle te l’a dit, et c’était vrai, tout simplement. Ne va pas chercher une autre explication, il n’y en a pas.

Il se sentit la nuque lourde et les reins douloureux. Il était resté trop longtemps assis, ces séances n’en finissaient pas. Oui, elle l’avait aimé et ne l’aimait plus.

Brian Melow savait aller au fond des choses : l’accident n’était pas la seule cause. Quelques mois auparavant, il y avait eu entre eux des signes de fatigue, ils s’étaient moins vus et leurs nuits avaient été moins brûlantes…

Le corps lisse de Claude… Elle était un tel tourbillon… Parfois, la nuit, un bruit le réveillait, le martèlement de ses talons sur les parquets des chambres, sur le gravier devant les auberges où ils descendaient certains week-ends.

Ne fais pas de tragédie, tu es un vieux monsieur riche et bien conservé qui a traîné des années une aventure avec une secrétaire. Tout cela est d’une banalité à vomir, et…

Non, ce n’était pas cela et il le savait bien. Elle était la vie qui pétillait dans le fond de son regard, elle était une source, une force qui le renvoyait, plus fort, plus jeune, à sa propre existence. Elle était un appui solide, et, à présent, il n’avait plus d’équilibre.

Le ciel s’était couvert. Cela aussi, c’était quelque chose qu’elle lui avait appris à voir. Lui ne se souciait jamais du temps, il vivait dans un monde où il ne comptait pas. Elle avait introduit le vent, le soleil et la pluie dans sa vie. Elle lui avait appris le charme des promenades… Dans ses voyages, il emportait un imperméable et elle s’en moquait toujours.

Lorsqu’elle l’avait appelé, plus de quinze jours s’étaient écoulés depuis l’accident, et une idée s’était emparé de son esprit tandis qu’elle lui parlait : il n’avait pas de photo d’elle, pas une seule. Si elle avait été tuée, il aurait, en fermant les yeux, oublié peu à peu son visage, rien n’aurait subsisté.

Brian marcha vers la salle de bain et éclaira. La lumière était violente et creusait son visage. Que vaut cet homme, cet infirme ? J’ai fait le grand seigneur l’autre jour, j’aurais dû le tuer. Elle l’aime et me l’a dit. Il n’y a pas une femme plus claire qu’elle, je l’ai toujours su, elle était mon cristal.

Il tourna les boutons, régla l’eau chaude et pénétra à nouveau dans la chambre. Il y eut un rire de femme dans le couloir. Brian défit sa cravate et regarda les lumières en contrebas. On devinait le lac sur la droite. Il s’assit sur le lit et pensa que cela faisait des années qu’il n’avait pas pleuré.